Bienvenue à Ahmet Boyacioğlu.
Ahmet est un homme généreux, généreux et passionné, ouvert sur le monde et sur l’autre, avec une intelligence aiguë de la découverte.
À son contact, Il est difficile de ne pas parler cinéma !
Quand je le questionne, j’ai plus l’impression de l’entendre parler de sa vie que d’une carrière, et c’est bien ainsi,
“J’ai travaillé comme chirurgien généraliste, puis en 1997, j’ai tout remis en cause et décidé de rejoindre le Festival du Film d’Ankara, puis d’intégrer l’équipe du Festival on Wheels, un Festival itinérant et réputé en Turquie.
Il est devenu clair pour moi que je ne pouvais plus conjuguer mon activité de médecin avec celle d’organisateur au sein de différents festivals, il me fallait choisir … et j’ai choisi le cinéma !
Depuis 1997, j’ai travaillé dans plus de 48 Festivals : au Festival de Berlin, au Festival de Cannes où j’étais responsable du stand de la Turquie, à celui de Toronto et de Venise où je représentais le Ministère Turc de la Culture.
En 2018, le gouvernement a repris la main sur la représentation turque présente au Festival de Cannes, une décision politique. Désormais, le Ministère de la Culture n’avait plus voix au chapitre, moi aussi“.
Je l’écoute parler, j’essaie d’imaginer et comprendre son cheminement, tout en réalisant qu’une table de montage n’a rien à voir avec une table d’opération et que le cinéma n’a rien de médical, quoique, en cherchant bien !
Tout avait bien commencé, sur des rails.
À 18 ans, Ahmet Boyacioğlu décide de suivre des études de médecine, il en sort diplômé 10 ans plus tard et part travailler comme Chirurgien généraliste.
Près de vingt ans après et l’exercice d’une double activité, rien ne va plus.
Quand je lui demande pourquoi il a changé de métier, il répond,
“la médecine, c’était devenu ennuyeux, et très conservateur en plus ! “.
À l’entendre, il n’y a pas que lui qui a changé … Le cinéma turc aussi.
Après bien des années fastes, le cinéma turc se trouve face à une crise de financement qui peu à peu touche à la production, à la qualité,
“Il y a des problèmes économiques graves en Turquie. En 2024, l’inflation est officiellement de 70% l’an environ, probablement beaucoup plus dans la réalité quotidienne.
Il est difficile de trouver des financements du Ministère de la Culture pour des projets de films, et les productions sont de plus en plus réduites avec limitation des possibilités, avec aussi des conséquences sur la qualité.
Le décalage est énorme avec d’autres pays, le budget total du Ministère Turc de la Culture pour le cinéma se monte à 10 millions d’euros : 10 millions d’euros, c’est la somme que le German Film Funds a attribué à Wes Anderson pour son dernier film ! “.
Diminution des budgets, productions réduites, développement des séries …
Le marché du film se transforme, les séries turques sont en pleines expansion, en Turquie bien sur, un pays où Netflix joue un rôle important de producteur et de diffuseur de séries.
Elles sont aussi vendues un peu partout dans le monde, en particulier en Amérique du Sud, en Argentine et au Chili. et pas que !
Mais une série n’est pas un film, les Festivals du Film ne couronnent pas les séries : une série vend une histoire à rallonge, une atmosphère émotionnelle, plus qu’un acteur ou un scénario.
Pour Ahmet Boyacioğlu, “Une série n’aide pas le cinéma, elle amène une addiction forte.
c’est comme une forme de pandémie, difficile à arrêter, quand les gens regardent une série, souvent ils ne répondent plus au téléphone, ils se terrent chez eux et restent devant leur écran“.
La prise en compte de ces changements amène à se poser la question du rôle du cinéma.
Certes, le cinéma est un média, un média au service d’une culture, d’une volonté, d’une cause, il ouvre sur le monde et fait appel à notre sens de l’observation.
Il décrit, il réunit, et surtout il fait sens en montrant des situations dans lesquelles chacun peut se reconnaitre ou pas, il est une force de proposition, il suscite et interroge.
Pendant longtemps, le cinéma est resté au service de la culture, mais cela ne semble plus tout à fait le cas aujourd’hui, ou alors la notion de culture nous montrerait-elle des facettes différentes ?
Le Festival de Cannes lui même a de plus en plus des airs franco-français, Festival International de par les réalisateurs eux-mêmes, originaires de différents pays, mais dont 13 films sélectionnés en 2024 sont des coproductions françaises,
“ Il y a 10 ans c’était différent, on pouvait compter sur 3 films français, 3 des États-Unis, 1 de Grande-Bretagne, 1 d’Espagne, 1 d’Italie, 1 d’israël, 1 d’Argentine … “.
Le Festival de Cannes serait-il victime de sa popularité ?,
“ Tous les grands noms sont à Cannes, Sorrentino, Jacques Audiard, Abassi, Cronenberg, Coppola, Jia Zhang-Ke … On dirait une sélection basée sur abonnement, avec des habitués !
Heureusement, il y a de bonnes surprises, comme les films indiens cette année en sélection, le film somalien, par exemple “.
Le cinéma subit aussi les aléas de la politique et des situations économiques.
Selon Ahmet Boyacioğlu, “Il est vrai que dans certains pays comme l’Allemagne, on semble se méfier du cinéma turc que l’on distribuera moins facilement que des oeuvres venant d’autres pays.
En France la situation est différente, pays cinéphile par excellence ! les gens aiment le cinéma et vont voir des films de toutes origines, que ce soit d’Iran, de l’Asie du Sud-est, de Chine ou d’Amérique du Sud .
D’ailleurs, à propos de cette partie du monde, j’ai noté l’absence de l’Argentine cette année à Cannes, pour raison de coupures de budget m’a t’on rapporté, triste réalité pour le cinéma argentin.“
Face à la crise, les grandes productions ont tendance à devenir plus complexes et à s’internationaliser, elles sont à la recherche d’une distribution et une adhésion la plus large et accessible possible … Avec pour risque d’entrainer un lissage des oeuvres réalisées, une banalisation du message transmis.
Une telle tendance risque de rendre la vie plus difficile pour les productions locales ou indépendantes et de limiter ainsi diversité et liberté d’expression.
“Parlons du cinéma turc, les gens connaissent bien Nuri Bilge Ceylan ou Semih Kaplanoğlu, ce sont des têtes d’affiche, des locomotives, mais ils ne représentent pas tout le cinéma turc, loin de là … Mais combien connaissent d’autres réalisateurs de ce pays ?
Ils sont bien là pourtant, ils ont plein d’idées et tournent leurs films dans des conditions souvent difficiles, avec des moyens limités et des budgets serrés“.
Il existe aussi une source de danger potentiel pour le cinéma en général : il porte sur la tentation de la mise au pas de la culture afin de mieux capter les esprits …
Si elle n’est plus destinée à servir aux personnes censées la recevoir, mais au contraire utilisée pour assurer le pouvoir de ceux qui les contrôlent, l’idée même de “culture“ pour tous se transforme alors en propagande et n’est plus appropriée …
Nous n’en sommes pas là, mais la mixité des intérêts économiques permet des constats réels sur les risques de financiarisation accélérée de domaines jusque là relativement préservés.
Il s‘agira de rester vigilant, mieux, conscient !
Conscient que rien n’est jamais acquis et que la plus belle chose qui soit est celle qui s’échange ou se partage autant que celle que l’on possède.
Marc Lanteri – 19 juin 2024